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Henri Copin, L’Indochine des romans – CR de lecture par Mathilde Michel

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Dans son ouvrage L’Indochine des romans, publié en 2000 chez Kailash, Henri Copin, spécialiste de la littérature coloniale, propose une réflexion sur les notions d’Exotisme, d’Autre et d’Ailleurs, telles qu’elles évoluent au travers de l’Indochine littéraire.

Lettrés, pousse-pousse, éventails et opéra, l’exotisme indochinois

La littérature coloniale indochinoise est aujourd’hui de moins en moins lue, elle fait désormais presque partie de la mémoire française. Pourtant c’est bien à travers le roman que s’est créé dans l’imaginaire collectif français les représentations classiques et fantasmées de l’Indochine : rizières, baie d’Along, officiers en uniformes blancs, fumerie d’opium…

Les œuvres littéraires produites en Indochine durant la période coloniale, si elles n’avaient pas pour but premier la réalité historique, mais plutôt une notion d’esthétique et de symbolique, offrent néanmoins un réel enseignement sur le colonisateur, la vision qu’il a du colonisé, mais aussi sur les rêves d’aventure et d’exotisme de toute une époque.

Henri Copin propose dans L’Indochine des romans de revenir sur le parcours de la notion d’Exotisme, entendu comme « aptitude à être intéressé ou ému par le spectacle surprenant qu’offre l’étranger et le désir d’en rendre la singularité par la médiation de l’art » (Jean-Marc Moura, cité p. 12). L’Exotisme, en tant que pure construction de pensée, s’avère parfois être un piège, dans lequel la littérature plonge avec allégresse. L’étranger, ici le colonisateur, construit une représentation de l’inconnu, afin de l’appréhender et de restituer ce qu’il pense avoir découvert de l’ailleurs. Ainsi, l’auteur s’interroge « Comment à travers de l’exemple indochinois, la littérature de l’Ailleurs peut-elle rendre compte de l’Autre, et restituer le monde dans son altérité, tout en évitant de réduire sa différence ? » (p. 14).

En suivant un fil conducteur historique, Henri Copin articule son étude autour de quatre périodes clés de la littérature coloniale. Il montre ainsi que, de la prise de Saigon en 1859 aux Accords de Genève en 1954, la production littéraire coloniale ayant pour thème l’Indochine a présenté au fil des époques des visions bien différentes de l’Exotisme, de l’Autre et de l’Ailleurs ; visions intimement liées aux transformations que subissaient le territoire indochinois durant toute la période coloniale.

Affiche de J.L. Bezon, circa 1919-1939

1890 – Mandarins, Pirates et Pavillons Noirs

Les premières années de la colonisation sont marquées par une nécessité pour les Français de pacifier un territoire nouvellement conquis. Ainsi, les colonisateurs faisant leurs premiers pas en Indochine sont des aventuriers en lutte contre les bandits, pirates et Pavillons noirs encore présents aux confins du territoire. Ces figures deviennent des sujets éminemment littéraires, nourrissant des fantasmes d’aventure.

La forêt tropicale, emblème de ces contrées lointaines devient à la fois un objet de rêve et d’horreur. Elle est à la fois celle qui protège, qui rend l’aventurier moins vulnérable ; et le lieu maléfique, véhiculant hallucinations et malaria.

Les Asiatiques sont également des sujets littéraires : de second plan chez Jules Boissière ; mais de premier plan chez Albert de Pouvourville, qui en 1896 inverse le point de vue dans L’Annam sanglant et prend pour sujet principal les Annamites. Le personnage de l’Asiatique revêt à cette période une préférence esthétique, bien que son caractère soit souvent dépeint comme sympathique de premier abord pour finalement se révéler d’une nature fourbe.

La figure du mandarin aristocratique, du lettré, porteur et garant de toute la civilisation et de la richesse culturelle de l’Asie, fait son apparition à cette période. C’est une image qui s’inscrit ensuite durablement dans l’imaginaire colonial. Le mandarin est aussi celui qui a la connaissance mais qui face à la bassesse du monde se réfugie dans l’opium et dans la douce méditation qui l’accompagne.

En 1896, Jules Boissière achève Fumeurs d’Opium, dans lequel il pérennise le lien « attirance répulsion » existant entre les aventuriers européens et les Asiatiques. Auteur fasciné par l’opium, Boissière fait de superbes descriptions de la voluptueuse fumée. Il la présente comme la seule possibilité pour l’occidental de dépasser l’exotisme. L’opium est à la fois un accès à la sagesse orientale, mais également le danger suprême pour l’occidental, qui abandonne dans la drogue son inépuisable énergie d’homme blanc.

1910 – Colons, pêcheurs et Nha-Que

L’aventurier laisse place à l’administrateur et à l’ingénieur dans la littérature coloniale indochinoise et bientôt dans les imaginaires transportés durablement vers la métropole. C’est le temps des grands travaux pour l’aménagement de la colonie indochinoise : voie ferrée, ponts, aménagement de quartiers coloniaux au sein des villes…

Alors que s’aménage la colonie, la littérature introduit des personnages différents de celui de l’aventurier. L’ingénieur, l’administrateur et le colon en blanc, prennent une place prépondérante dans le roman colonial. La construction du réseau ferré entre le Cambodge et le Siam, est le sujet du roman de Henri Daguerches, Kilomètre 83, qui est publié en 1913. Il présente les difficultés de construction ainsi que les réactions contrastées des différents protagonistes face à ce chantier herculéen. Les conditions difficiles de construction, le décor fangeux et fétide irrigue toute l’œuvre.

Un nouveau thème littéraire fait son entrée dans la production romanesque coloniale à cette époque : celui du quotidien. Il peut à la fois s’agir de présenter la vie des micro sociétés de colonisateurs, tentant de reproduire les habitudes qu’ils avaient dans la métropole ; mais également de donner une image du quotidien des Indochinois, de leur mode de vie, de leurs aspirations empruntes de simplicité. C’est notamment le cas dans les tableaux dressés par Pierre Mille dans Barnavaux et quelques femmes, ouvrage dans lequel le romancier présente sous forme de nouvelles de multiples quotidiens d’Asiatiques.

Une nouvelle forme de héros s’installe à cette période dans l’imaginaire colonial : celui de l’homme parti mauvais pour les colonies, et que l’aventure et l’Ailleurs rendent meilleur. Ce postulat est initié par Claude Farrère dans Les civilisés, prix Goncourt 1905, qui met en avant l’écart entre la vision projetée des colonisateurs, porteur de mission civilisatrice, en quête d’aventure et d’exotisme, et la réalité coloniale. C’est dans cette période que dans l’imaginaire collectif, Saigon devient un symbole de ville cosmopolite où se côtoient sociétés coloniales et asiatiques.

L’exotisme indochinois : fumeuse d’opium

1930 – Petites épouses, pauvres métis et déracinés

A partir des années 1930, les autorités politiques lancent de grandes campagnes de promotion des colonies françaises. Paris et Marseille, rivalisent de créativité pour organiser les plus spectaculaires expositions coloniales. On met en avant les meilleurs aspects de la colonisation : science, médecine, “mission civilisatrice”.

Une nouvelle vision fantasmée de la colonie se met en place, celle de la sagesse et de la simplicité orientale, alternative possible au matérialisme et à l’individualisme occidental. Bien que la tradition ancienne de l’exotisme littéraire perdure, les auteurs ont une volonté plus nette de rompre avec le roman de divertissement d’antan qui ne présentait que des aventures et des héros extraordinaires. On souhaite aller vers des récits plus riches d’un point de vue ethnographique, le roman devient presque une étude de la civilisation qu’il présente, du décor dans lequel évolue ses personnages, qui sont alors plus des sujets d’étude que des héros mythifiés.

Un nouveau sujet littéraire prend une place prépondérante dans le roman colonial : celui de l’aventure amoureuse entre colonisateur et femme asiatique. La “petite épouse”1 fait son entrée dans l’intrigue littéraire, en tant que personnage marquant. Bien que le phénomène de l’intrigue amoureuse demeure une réalité historique limitée dans les colonies (notamment du fait de la pression sociale exercée chez les deux parties), il faut comprendre que le roman colonial s’adresse d’abord à la métropole et que les histoires romantiques font plus vendre que les portraits sociaux des Indochinois ou des colonisateurs. C’est notamment le cas dans Thi Ba, fille d’Annam de Jean d’Esme, publié 1925, où une histoire d’amour entre une jeune annamite et un administrateur français qui meurt à la guerre, se révèle être un échec.

A partir de 1930, la figure de l’aventurier colonial s’efface de plus en plus pour laisser place à un héros dé-civilisé, qui a laissé sa propre culture en métropole, mais n’arrive pas à pleinement s’insérer dans la civilisation indochinoise. Le retour à l’argile publié en 1929 par Georges Groslier reprend cette figure d’être dé-civilisé, qui tente de renoncer à sa civilisation d’origine pour retourner à l’état de nature. Bien qu’Henri Copin n’effectue pas ce parallèle dans L’Indochine des romans, on peut comparer ce thème du retour à la fange en tant que matière originelle, à un sujet au roman plus tardif (1967) de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du pacifique, dans lequel pour les mêmes raisons, la glaise prend toute son importance et est l’objet matérialisant le retour de Robinson à l’état primitif.

On peut sans peine constater que la période allant de 1910 à la veille de la Seconde Guerre mondiale est celle qui a le plus forgé l’imaginaire colonial au travers de la production littéraire ayant pour sujet l’Indochine.

1950 – Soldats, Asiates et révolutionnaires

Durant le second conflit mondial, l’Indochine française est coupée de la métropole par l’envahisseur japonais. Une grande confusion s’installe sur le territoire, et une grande tension prend durablement place entre les Français humiliés par la guerre, les Japonais, et les Indochinois à l’idéologie de plus en plus prononcée.

A cette période les écrits se multiplient, bien qu’ils perdent de leur caractère purement romanesque. En effet, les ouvrages s’apparentent à cette époque plus à des récits journalistiques, ou des carnets de bord qu’à des romans à proprement parler, à l’image de La 317ème section de Pierre Schoendoerffer paru en 1963 qui se présente comme un récit intermédiaire entre le roman et le journal de marche.

Il faut replacer la littérature post-Seconde Guerre mondiale dans le contexte très particulier de sa production : les auteurs ont pour la plupart expérimenter les champs de bataille, les difficultés du combat. Ils se sont également heurtés à l’idéologie nouvellement implantée en Indochine.

La figure du révolutionnaire asiatique, emprunte d’une idéologie le portant et lui permettant de faire face à toutes les épreuves, devient un sujet littéraire fascinant. L’Indochine est un combat avant tout politique, ce sont deux mondes qui s’affrontent sur ce territoire. Ainsi, dans les développements littéraires il n’y a plus de vérité absolue, l’exotisme a disparu, on ne sait plus qui détient la vraie vision du bien, du mal, de la justice, où est la vérité ? Soleil au ventre de Jean Hougron, paru en 1953, illustre bien ces trajectoires de révolutionnaires et de combattants qui perdent petit à petit le sens de la vérité, au profit d’une idéologie fascinante.

Henri Copin inclut cette période dans son analyse de la littérature coloniale indochinoise, bien que cette celle-ci engendre des œuvres n’ayant plus rien à voir avec l’exotisme fantasmé des productions romanesques précédentes. L’Autre et l’Ailleurs deviennent l’ennemi, au même titre que n’importe quel autre adversaire lorsque le temps est celui de la guerre. On peut également regretter que l’auteur n’ait pas inclut dans cette période post 1945 l’œuvre de Marguerite Duras, qui propose également un tableau intéressant de la colonie indochinoise, notamment dans Un barrage contre le Pacifique (1950).

* * *

Pour conclure et afin d’apporter un point de vue un peu plus critique sur l’œuvre, on pourra souligner que le nombre abondant de romans cités par l’auteur peut avoir pour effet de perdre un peu le lecteur. De plus, le passage d’une œuvre à une autre peu parfois sembler manquer de cohérence.

Il n’en demeure pas moins que L’Indochine des romans offre un joli tableau de la littérature indochinoise et lui redonne une place dans l’histoire de la littérature française inspirée de l’étranger. Il permet d’appréhender la construction de la notion d’Exotisme dans l’imaginaire français. Ces images fantasmées perdurent aujourd’hui, car nombreux sont encore ceux pour qui l’Indochine inspire des images de colons en uniformes blancs, de paysages tropicaux fascinants et menaçants, de mandarins intriguants, de fumée d’opium voluptueuse, de simplicité quotidienne asiatique… Ceci probablement grâce à la production littéraire de l’époque, aujourd’hui un peu tombée dans l’oubli, mais dont les images qu’elle a produites perdurent dans les représentations actuelles de l’imaginaire indochinois, soulignant ainsi l’utilité d’une telle étude.

Mathilde Michel, promotion ASIOC 2018-2019.

Études de Henri Copin et pour aller plus loin :

  • Copin, Henri, L’Indochine des romans, Paris et Pondichéry, Éditions Kailash, coll. “Asie imaginaire” Essai – Anthologie, 2000, 164 p.
  • Copin, Henri, L’Indochine dans la littérature française des années vingt à 1954. Exotisme et altérité, Paris, L’Harmattan, coll. “Critiques littéraires”, 1996, 319 p.
  • Hue, Bernard ; Copin, Henri, et al., Littératures de la péninsule indochinoise, Paris, Éditions Karthala / AUF, coll. “Universités francophones”, 1999, 461 p.
  • Malleret, Louis, L’exotisme indochinois dans la littérature française depuis 1860, Paris, L’Harmattan, coll. “Autrement mêmes”, 2014, 2 vol., 220-231 p., réédition de l’ouvrage paru en 1934. Présentation d’Henri Copin et François Doré avec la collaboration de Roger Little.

Mathilde Michel est étudiante en Master 2 Asie orientale contemporaine (ENS de Lyon / Sciences Po Lyon). Intéressée par le droit privé et par les relations franco-chinoises, elle effectue actuellement un stage à Shanghai, dans un cabinet d’avocats travaillant avec les entreprises françaises et internationales implantées en Chine.

Notes

  1. En vietnamien “vợ bé

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